JE ME PROPOSE DE LAISSER PARLER LES PLANTES

Je me propose de "laisser parler les plantes" dans des assemblages de différents papiers. Mon travail débute avec la collecte de végétaux (en des saisons et des lieux précis) puis vient la métamorphose des plantes en pulpe et enfin la fabrication des feuilles de papier selon des techniques orientales ou occidentales. Ainsi s'établit une étroite relation avec les forces parcourant un monde végétal pourvoyeur de fibres et de signes, de matières et d'écritures. Rien d'étonnant à ce qu'une telle expérience engendre des oeuvres semblant naître aux confins de notre culture occidentale.

*

Tout commence par la collecte des matériaux dans des territoires que je choisis en fonction de ce qu’ils représentent, de la force qu’ils suggèrent : j’ai autant de plaisir à marcher dans des zones de montagnes accidentées qu’au bord de l’océan ou au bord de marais avec toute cette vie souterraine sous-jacente. Je pense à un texte d'Henri Bosco dans le Jardin d'Hyacinthe dans lequel il parle d'un "printemps souterrain": "Depuis un temps indéfini une mystérieuse impression me troublait d’une vie souterraine ; et ce trouble, touchant mes puissances mentales déliées, déjà des visions instables se détachaient de mes profondeurs, à travers la somnolence. Etranges formes issues du non-être, mouvements sinueux de la matière à ombre, transferts de pensées en visages et de visages en sentiments purs, une immense circulation de ces émotions anonymes animait tous les invisibles épandus sous la terre aux fentes tièdes, où les bêtes, les eaux cachées et les racines, attirées dans l’air chaud et le rayonnement des astres, cherchaient une issue pour monter à la surface de la douce vie planétaire."

Pour moi, le rythme de la marche est essentiel pour m’immerger dans un lieu. C'est aussi retrouver un rythme ancestral, lent, élémentaire et universel qui va à l’encontre de ce que nous vivons aujourd’hui. Le mouvement répétitif libère l'esprit et rend plus réceptif. Tous mes sens sont aux aguets…Je suis réceptive à la moindre lumière, aux odeurs, aux ambiances du lieu. Je me sens prédatrice. C'est à ce moment là que je vais repérer les végétaux qui m’intéressent. Par la marche, on ressent cette vitalité du lieu. Cela me fait du bien et je me sens enracinée. Le fait de marcher, de parcourir, on ressent cette énergie vitale de la Terre qui remonte en soi. Dans mon travail les aspects botaniques ou ethnobotaniques sont importants et peuvent intervenir avant ou après la cueillette. Il m'est arrivé par exemple de réaliser des oeuvres à partir du maïs, suite à une visite d’exposition sur les Mayas, mais je peux aussi collecter des végétaux de façon très intuitive et me documenter ensuite, comme je l'ai fait pour les extraordinaires prêles. Je me nourris de l'histoire des plantes.

En 2003, une sécheresse exceptionnelle a provoqué dans les marais d’Oléron un phénomène très particulier. Des papiers végétaux se sont formés de façon naturelle: le vent a déposé et accumulé sur l'eau de fins débris végétaux; le sel et le soleil les ont cuit. Comme dans un tamis les pulpes se sont déposées puis ont séché au soleil. Dans le marais asséché elles pouvaient alors se détacher comme des peaux de bêtes. J'ai eu la chance de trouver des papiers de textures différentes que j’ai ensuite combinés avec du papier fourni par un énorme cardon sauvage récolté dans ces mêmes marais.

La fabrication du papier est un processus très long: trier les différentes parties du végétal; séparer les feuilles de la tige; mettre de côté les fleurs qui seront séchées pour être réintégrées par la suite au papier. C’est par la cuisson (qu'il faut parfois renouveler) que la matière végétale est transformée en pulpe. Cette phase de destruction par le feu est une des plus impressionnantes: l’odeur est nauséabonde; le bain se transforme en un jus noirâtre et visqueux. Au moment des rinçages successifs, j’éprouve souvent un malaise, jusqu’à ce que la pulpe soit enfin propre et inodore.
La qualité de la pulpe dépend du degré de maturité de la plante au moment de la récolte. Par exemple le végétal collecté en début d'automne encore très chargé en cellulose transmettra toute sa force au papier, alors que la collecte du printemps permettra de créer des papiers moins solides mais tout aussi intéressants d’un point de vue graphique.
Après le feu, c'est l'eau qui va permettre de constituer la feuille de papier : le tamis plongé ou posé sur l'eau, retient ou reçoit la pulpe et confère ainsi à la feuille de papier sa forme.

A ce stade je crée un espèce d’alphabet de la plante en explorant systématiquement toutes ses potentialités et en utilisant toutes les techniques de fabrication du papier ( tapa, méthode occidentale et orientale) avec des pulpes diversement traitées. Il est complété par la fabrication de feuilles de papier plus sophistiquées jouant de toutes ces composantes auxquelles s'ajoutent des mises en forme sans tamis. Toute une gamme de possibilités est utilisée depuis la forme identifiable du végétal jusqu'à la matière informe du papier.
Au-delà du papier comme simple support d'une écriture, il m'importe simplement de jouer avec l'alphabet que me fournit la plante pour composer des mots puis des phrases: la plante ainsi s'écrit.

J'en viens ensuite aux assemblages de feuilles. C'est l'occasion de créer des rapprochements volontairement déroutants. Les formes qui en émergent me reconduisent aux forces en action ressenties dans les lieux et au moment de la cueillette des végétaux. Un travail de peinture enfin va permettre d’apporter certaines lumières, de rehausser parfois des couleurs en mémoire de celles du végétal vivant, mais surtout d'atténuer les césures entre les différentes parties, de relier tous les éléments afin que circule dans l'œuvre une même énergie. Cette force, déjà ressentie au moment des collectes de végétaux, je la retrouve également dans ma pratique du Qi Gong, gymnastique chinoise qui fait remonter et circuler l’énergie vitale dans le corps entier.

Dans mes assemblages, il m’arrive de coudre les papiers. Dans l'ensemble de mon processus de création je me rends compte que je lave, cuit, rince, sèche les feuilles: autant de tâches ménagères et de gestes ancestraux liés à la femme. J’ai toujours été fascinée par les femmes qui en Inde, en Afrique du Nord ou en Afrique continuent à décorer les murs de leurs maisons avec des signes peints transmis de génération en génération. Je me questionne moi-même par rapport à mon héritage: que m’ont légué ma mère, ma grand-mère, mon arrière-grand-mère ?

Travaillant dans le paysage, avec le paysage et les éléments qui le constituent, en m’intéressant au "langage de la plante", je cherche à remettre en circulation ces énergies du végétal et à faire naître des formes issues de ces forces. Rien d'étonnant à ce que je me rapproche ainsi de formes "archaïques".


Elisabeth Beurret

février 2007



 

> Elisabeth Beurret / TEXTES